Quel risque pénal pour un chef d’entreprise en cas de contamination de l’un de ses salariés

Le SNN remercie Maître David MARAIS, avocat à la Cour de Paris, ancien secrétaire de la Conférence du Barreau et expert en Protection des Entreprises et Intelligence Economique (PEIE), associé du Cabinet DMA, de nous avoir donné l’autorisation de publier cet article sur la responsabilité du chef d’entreprise aux temps du covid !

CORONAVIRUS (COVID-19) : quel risque pénal pour un chef d’entreprise en cas de contamination de l’un de ses salariés ? 25 mars 2020

Beaucoup d’autres informations peuvent être trouvées dans notre guide :https://spdei.fr/wp-content/uploads/2017/05/Guide-FIEEC-Le-risque-penal-dans-l-entreprise-avril-2017.pdf

  1. Le cas concret

Selon un article de BFM Business (https://bfmbusiness.bfmtv.com/france/pour-penicaud-le-risque-penal-pour-les-entreprises-dont-les-salaries-sont-contamines-est-un-faux-debat-1881064.html), les chefs d’entreprises ont peur que des salariés se retournent contre eux devant les juridictions pénales s’ils se révélaient être contaminés par le coronavirus (ou « COVID-19 ») du fait de leur maintien au travail.

Madame Pénicaud, Ministre du travail, a répondu qu’il s’agissait d’un « faux débat » et qu’il n’y a pas « besoin de transformer le droit du travail »…

Très bien, sauf que la question portait non sur le droit du travail mais bien sur le droit pénal (du travail).

Pour répondre aux vraies questions des entreprises sur leur risque pénal, sur leur risque d’être poursuivies ou condamnées pénalement, il convient de rappeler d’abord le droit (2) puis de voir comment il pourrait s’appliquer à une société dont l’un des salariés serait exposé et/ou contracterait le virus dans le cadre de son travail (3).

Rappel du droit applicable

a) La responsabilité générale du chef d’entreprise

Il convient de rappeler ici que le chef d’entreprise est responsable de toute faute pénale qu’il pourrait personnellement commettre (par ex. la mise en danger de la vie d’autrui) mais également et surtout (sauf délégation de pouvoirs) des infractions en matière d’hygiène et sécurité commises par ses salariés (par ex. le non-respect des obligations sur le port des équipements de protection). En effet, il est tenu au sein de sa structure de « veiller personnellement à la stricte application des prescriptions légales ou règlementaires » et tout manquement est ainsi considéré comme « une faute personnelle dans l’exercice de son pouvoir de direction » (jurisp. constante depuis Crim. 23.11.1950).

b) La responsabilité particulière du chef d’entreprise face aux infractions d’imprudence ou de négligence causant des risques ou des dommages

Du fait de l’article 121-3 du code pénal, le chef d’entreprise peut également se voir reprocher les délits de « négligence » ou « d’imprudence » notamment les blessures ou homicides involontaires (v. ci-après).

Il est toutefois considéré dans ces cas comme étant un « responsable indirect » et dès lors sa responsabilité pénale ne peut être engagée que s’il est démontré une « faute grave » : soit qu’il a violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité (qui doit constituer un «modèle de conduite circonstanciée ») prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’il ne pouvait ignorer.

c) La responsabilité pénale des personnes morales

La responsabilité pénale des personnes morales (article 121-2 du Code pénal) est engagée chaque fois que leur dirigeant légal commet une infraction « pour leur compte » – c’est-à-dire, selon la doctrine, commise dans le cadre de l’exercice des activités ayant pour objet d’assurer l’organisation, le fonctionnement ou les objectifs de cette entité.

Concernant spécifiquement les infractions de blessures ou homicides involontaires : l’infraction sera constituée, concernant les personnes morales, sur « faute simple » dès lors qu’une imprudence, négligence – au regard d’un standard de comportement « normalement » « prudent » ou « diligent » – ou un manquement à une obligation – particulière ou même générale – de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement (au sens constitutionnel du terme : décret ou arrêté) à l’origine de l’accident a été démontré(e).

Bien entendu, la qualification d’une faute « grave » sur la tête de la personne physique dirigeant la personne morale intègre la faute « simple » exigée pour cette dernière et entraine automatiquement la mise en œuvre de sa responsabilité. Mais l’inverse n’est pas vrai (Crim. 4 juin 1993, Bull. n°252 ; Ass. Plein. 30.05.1986 n°85-91432).

c) les infractions à considérer

3 infractions doivent ici être rappelées :

i) si aucun dommage n’a été subi : la mise en danger de la vie d’autrui (223-1 du code pénal) : « Le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende » ;

ii) les blessures involontaires, prévues et réprimées par les articles 222-19 et 222-20 du code pénal : l’article 222-19 réprime les fautes d’imprudence ou négligence entraînant une interruption totale de travail (« ITT ») de plus de 3 mois de 2 à 3 ans de prison et de 30 à 45.000 euros d’amende (le délit est aggravé lorsqu’il est commis avec une « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité »), l’article 222-20 lui punit les blessures ayant généré une ITT de moins de 3 mois d’1 an de prison et 15.000 euros d’amende ;

iii) l’homicide involontaire, prévu et réprimé à l’article 221-6 du code pénal. Il punit les fautes d’imprudence ou négligence ayant entrainé la mort de 3 à 5 ans de prison et de 45.000 à 75.000 euros d’amende (le délit est aggravé lorsqu’il est commis avec une « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité »).

  1. Quel risque si un salarié est exposé et/ou contracte le coronavirus dans le cadre de son travail ?

a) L’exposition au virus

L’exposition au virus doit être analysée au regard de l’infraction de mise en danger de la vie d’autrui. Cette infraction est-elle un risque pour l’entreprise et son dirigeant ?

Pour caractériser cette infraction définie à l’article 223-1 du Code pénal, il faut notamment démontrer concrètement : i) la réalité du risque et sa très forte potentialité, ii) qu’il découle directement de la violation d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité (lien de causalité), iii) qu’il est susceptible d’entraîner des dommages pour une victime identifiable, iv) soit la mort ou des blessures d’une extrême gravité (mutilation ou incapacité permanente).

Alors qu’en France nous sommes à un nombre de décès qui ne cesse d’augmenter chaque jour, les conditions de la réalité du risque pour la santé des salariés concernés et de son extrême gravité peuvent être considérées comme acquises.

Reste à savoir si l’on viole, oui ou non, des « obligations particulières » de prudence ou de sécurité.

La réponse ici n’est pas simple, puisque si le confinement est la règle (cf. Décret 1er ministre, 23.03.20), il est autorisé de se rendre sur son lieu de travail si cela « ne peut pas être différé » et certains établissements peuvent expressément rester ouverts (liste en annexe du décret).

La réponse à notre sens se trouve plutôt dans l’article 2 du décret du 23 mars 2020 : « afin de ralentir la propagation du virus, les mesures d’hygiène et de distanciation sociale, dites « barrières », définies au niveau national, doivent être observées en tout lieu et en toute circonstance. Les rassemblements, réunions, activités, accueils et déplacements ainsi que l’usage des moyens de transports qui ne sont pas interdits en vertu du présent décret sont organisés en veillant au strict respect de ces mesures ».

Il en résulte qu’une poursuite pourrait à notre sens être possible si le parquet (puisque la preuve d’une infraction repose sur lui) prouvait :

i) que l’activité exercée soumet bien le salarié au risque (concret) d’être contaminé du fait de sa présence physique et des contacts qui lui sont imposés malgré le confinement alors qu’il n’était pas absolument nécessaire de la continuer ou du moins de la continuer avec cette présence physique des salariés ;

ii) OU – si le travail ainsi continué apparaît réellement « nécessaire » et ne peut se faire « sans la présence physique des salariés » – que ce travail est exercé sans que les « mesures barrières » ne soient respectées.

Si à l’inverse ces 3 conditions sont réunies – que l’activité ET la présence physique des salariés sont absolument nécessaires ET que les mesures barrières sont strictement observées -, il sera alors sans doute difficile voire impossible au parquet de poursuivre sur cette base juridique.

b) La contamination liée au travail

Que se passerait-il si non seulement les salariés étaient exposés mais contaminés et ainsi victimes de « blessures » voire « d’homicides » involontaires ?

Il faudra alors distinguer deux cas :

concernant la personne morale qui les emploie : sa responsabilité peut être engagée sur faute simple, c’est-à-dire sur la preuve d’un simple manquement à une obligation de prudence qu’elle soit particulière (par ex. les mesures barrières) ou même générale (au regard d’un standard de comportement « normalement » « prudent » ou « diligent »), étant ici rappelé que l’employeur a une obligation de sécurité de résultat vis-à-vis de de ses salariés ;

concernant la personne physique du dirigeant, il faudra par contre démontrer une « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité » ou une « faute caractérisée ».

Si l’engagement de la responsabilité pénale de la personne morale employeuse semble assez simple, et est donc un risque réel en cas de contamination d’un salarié (car s’il a été contaminé sur son lieu de travail, c’est sans doute qu’il y a eu une négligence dans la sécurité), la question est plus difficile pour la personne physique (représentant légal de société ou chef d’entreprise).

Plus précisément, deux possibilités existent donc pour le poursuivre :

i) la « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ». Celle-ci nécessite deux conditions : une obligation particulière de sécurité (qui doit imposer des « règles de conduite »), qui semble exister en l’espèce du fait du décret du 23 mars 2020 et ses mesures précises, et donc une violation « délibérée » de ces règles. Ne seraient donc susceptibles de poursuite ici que les personnes qui violeraient volontairement les règles de confinement et autres « mesures barrières ». On pourrait donner l’exemple ici d’un employeur particulièrement crapuleux qui forcerait ses salariés à venir au travail, sans que ce travail et/ou cette présence soit absolument nécessaire et/ou sans leur donner le moindre moyen de mettre en œuvre les mesures barrières ;

ii) la faute caractérisée. Cette notion est plus problématique car elle est floue. Elle est considérée comme une faute d’une particulière intensité, « impardonnable » selon la doctrine ; qui exposait à un risque (prévisible) d’une particulière gravité ; et dont il est prouvé que l’auteur ne pouvait ignorer ce danger mais l’a tout de même volontairement bravé…Définition qui n’aide pas totalement, surtout face à un virus dont la contamination est probable, grave, que nul n’ignore. Dès lors, quelle faute sera considérée comme « impardonnable » dans ce contexte ? Difficile à dire. Sans doute là encore la nécessité de l’activité, de la présence et/ou l’existence et la stricte observance des mesures de sécurité seront déterminants. Mais la notion est suffisamment large pour inclure d’autres comportements, que le juge définira au cas par cas.

Toutefois, on peut déjà relever quelques exemples qui pourraient être projetés dans notre contexte : il a ainsi été jugé que le défaut de formation des salariés peut constituer une « faute caractérisée » (Crim. 17.02.2009) ou  le fait de ne pas prendre « toutes les mesures de sécurité appropriées » (au-delà de celles prévues par le gouvernement par ex. v. Crim 31.08 2011), de même que le fait d’avoir « sous-estimé » une situation à risque (Crim. 28.10 2015)

Cette notion – par le flou de sa définition judiciaire – implique donc également un risque en terme de responsabilité pénale des chefs d’entreprise.

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In fine, et pour conclure, en réponse à Madame Pénicaud : non le questionnement des chefs d’entreprises quant à leur responsabilité pénale en cas d’exposition ou de contamination de leur salarié au COVID-19 dans le cadre de leur travail n’est pas « un faux débat », il est au contraire, notamment pour les personnes morales qu’ils représentent mais pour eux aussi, un vrai risque.

Ce risque d’ailleurs ne s’arrête pas à leurs salariés : il est également applicable, dans les mêmes termes, à leurs clients ou fournisseurs…

Il est donc fort probable qu’il se concrétisera si les mesures appropriées ne sont pas mises en place.